Au terme de siècles d’appropriation, de mises en clôtures et de législations ad hoc, le territoire occidental contemporain a été pas à pas assujetti à des intérêts privés. Ce qu’il reste d’espace dit « public » est le plus souvent dévoyé et lissé. Le don du bocage à Vinci était devenu ces dernières années un exemple suffisamment emblématique de la manière dont l’État peut utiliser ses capacités subsistantes de maîtrise du foncier pour mieux l’intégrer au mécanisme de dépossession et de destruction du vivant. Notre survie sur cette planète dépend aujourd’hui plus que jamais de l’inversion de ce processus. Des nécessaires occupations qui permettent de défendre et investir immédiatement des terrains mais demeurent souvent précaires, aux expériences souvent longues et tortueuses d’achats collectifs, il existe une somme de tentatives pour retrouver un type d’emprise sur l’espace qui puisse favoriser une pratique des communs.
Le fonds de dotation « la terre en commun » s’inscrit dans la volonté de soustraire durablement des bâtis, terres et forêts à une forme de morcellement privatif ainsi qu’aux avenirs funestes qui pourraient leur être réservé par toutes sortes de plans d’aménagement. L’idée de créer un tel fonds de dotation pour l’avenir de la zad a éclos par le biais d’échanges, avant et après l’abandon de l’aéroport, avec un réseau de lieux collectifs majoritairement implantés en milieu rural. Ceux-ci s’étaient heurtés aux limites et impasses de certaines formes de propriété collective. L’achat avec des systèmes de parts, par exemple sous la forme de SCI, avait amené à la fragilisation voire à la disparition de divers lieux lorsque des personnes quittaient le groupe et retiraient leurs billes. L’outil « fonds de dotation », délié de toutes formes de parts ou d’actions, devait au contraire permettre de penser des formes de propriété collective stables et inaliénables. À l’échelle nationale, ce réseau s’est alors lancé dans la constitution d’un tel fonds, qui se donne des moyens financiers dans le but d’acquérir des lieux, de les mettre dans un pot commun guidé par une même ligne éthique et de les dédier durablement à des collectifs. Dans ce système-ci, même si un groupe se sépare, la propriété collective demeure et peut être réattribuée à un autre collectif partageant les mêmes valeurs.
La propriété peut-elle se dissoudre dans le collectif ?
Des expériences avec des ambitions similaires existent, parfois de longue date, dans divers pays voisins. En septembre dernier, un réseau européen nouvellement constitué se réunissait autour de ces enjeux à l’Ambazada, avec des membres d’Habitat en Autriche, de Sostre Civic en Catalogne ou encore de Vrijcoop en Hollande. Ces différents groupes, majoritairement basés en milieu urbain, s’inspirent de l’exemple bien établi de leur aîné allemand le Mietshäuser syndikat (syndicat des locataires). Ce dernier est né du mouvement squat autonome des années 80. Il était l’une des réponses à la perspective de disparition de nombreux bâtiments squattés menacés d’expulsion, et un moyen de faire face à la spéculation immobilière dans les villes allemandes en voie de gentrification. Depuis sa création et l’acquisition d’un premier bâtiment (la Grether Maschinenhalle à Fribourg), il a permis l’achat collectif de plus de 140 immeubles dédiés à des projets d’habitats et d’activités collectifs et autogérés. En Angleterre, le réseau Radical Routes, qui a grandi dans le giron du mouvement écologiste radical anglais des années 90 et de ses occupations de sites naturels menacés, détient et met en partage aujourd’hui 28 bâtiments.
Dans le montage juridique élaboré par le syndikat allemand, les terrains et immeubles sont détenus par le biais d’un outil habituellement dédié à des objectifs capitalistes, une SARL (Société à Responsabilité Limitée). Celle-ci permet au syndikat de gérer des emprunts à des banques ou à des particuliers, ainsi que des dons. Mais les décisions de la SARL sur l’acquisition et l’attribution de bâtiments sont entièrement prises par une association formée par les usagers de ces différents bâtiments. Au fil du temps, le syndikat s’est doté d’un réseau de soutiens qui peut par exemple lui permettre de réunir en une semaine plus d’un million d’euros pour se positionner rapidement sur des achats de bâtiments. Si la SARL possède ensuite formellement les bâtiments et les terrains, elle ne pourra les revendre. Il faudrait entre autres l’unanimité de tous les usagers des différents projets pour aboutir à une telle décision. Toute une architecture a ainsi été pensée pour ne pas mettre en danger les idéaux d’origine. Les habitants paient des loyers qui servent à payer les impôts et à rembourser les prêts, mais ils sont plus bas que les prix du marché et ne peuvent être l’objet d’augmentation. Une fois les immeubles remboursés, les loyers contribuent à l’achat d’autres lieux collectifs.
Sur la forme, « la terre en commun » et le syndikat empruntent un outil forgé initialement par le monde économique libéral et lui attribuent un tout autre usage. Créé sous le gouvernement Sarkozy, les fonds de dotation devaient notamment permettre à des entreprises de se servir du statut d’ « intérêt général » de cet outil pour défiscaliser une partie de leurs bénéfices. Il leur permet de payer moins d’impôts et de redorer à peu de frais leur image en finançant leurs propres structures, censées soutenir des projets sociaux ou environnementaux. Mais hors de ces logiques d’entreprise, on peut aussi utiliser le fonds de dotation pour créer de la propriété collective au service des communs. Le fonds de dotation va, en ce sens, acquérir des biens fonciers et immobiliers qu’il attribue ensuite à des collectifs. Il peut recueillir pour ce faire des dons défiscalisés, entre autres de particuliers qui décident de choisir ainsi précisément où ira une partie de leur revenu censée être réinjectée à des fins d’utilité collective par le biais des impôts. Dans ce modèle, c’est le fonds de dotation, plutôt qu’une SARL, qui est la structure propriétaire du foncier. Mais c’est là aussi bel et bien l’assemblée formée par les usagers qui définit les orientations d’attribution.
Faire durer quelque chose qui doit sans cesse se réinventer
L’expérience de la zad (et bien d’autres) illustre le besoin d’assise territoriale ressenti par nos mouvements politiques. Mais l’octroi d’espace est actuellement entièrement dépendant du marché et de ses mécanismes de prix, où d’éventuelles attributions par l’État. Ces systèmes de propriété collective ont pour point commun d’assurer un accès possible à des terres ou des habitats en court-circuitant, autant que faire se peut, les logiques libérales, les refus institutionnels et en dépassant les inégalités économiques individuelles. Ils retirent pas à pas un ensemble de propriétés du marché spéculatif et constituent par ce biais un réseau de lieux enclins à l’entraide.
Ces systèmes impliquent de se construire un sens et des règles communes, et de continuer à débattre sur le long terme, au sein d’une communauté donnée, de l’usage et des conditions d’attribution et de réattribution de ces biens. Ils font ainsi contre-feu à la logique propriétaire qui tend habituellement à une séparation progressive des communautés, groupe par groupe, individu par individu. L’espace qui demeure partagé s’ouvre alors à la construction d’un nouveau droit coutumier.
Stabiliser une expérience ne va pourtant jamais sans risque d’institutionnalisation et de sclérose. Lors de sa venue à la bibliothèque du Taslu l’été dernier, la philosophe Isabelle Stengers nous expliquait que la construction des communs s’articulait, selon elle, autour de ce point de tension : « faire durer quelque chose qui doit sans cesse se réinventer ». À partir des possibilités d’appropriation collective pérenne qui s’ouvrent aujourd’hui à nous, c’est bien à ce défi qu’il ne faudra cesser de se consacrer.
Cet article est initialement paru sur zadibao.net