L’ancien chercheur en sciences cognitives devenu dessinateur de BD raconte, dans un entretien au « Monde », qu’il a été frappé par le mode de relation nouveau établi entre les humains, et avec la nature, sur le site de la ZAD.
Entretien. Ancien chercheur en sciences cognitives et en philosophie, Alessandro Pignocchi est aujourd’hui dessinateur de bande dessinée. Après un premier roman graphique, Anent. Nouvelles des Indiens jivaros (Steinkis, 2016), il vient de publier La Recomposition des mondes (Seuil, 128 pages, 15 euros), un « essai d’écologie politique » ayant pour théâtre la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes. La relation de sujet à objet que nous entretenons avec les non-humains est au cœur de sa réflexion.
Quand et comment avez-vous « rencontré » la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?
Je n’y suis pas allé avant mars 2018. J’éprouvais sans doute une certaine méfiance à l’égard des militants, héritée du milieu universitaire et de sa prétendue objectivité. Mais, à force de lire sous la plume d’intellectuels – l’anthropologue Philippe Descola, le philosophe Bruno Latour – qu’il s’y passait vraiment quelque chose, je me suis décidé. J’avais l’intention d’en faire le sujet de ma prochaine BD en l’élargissant à d’autres territoires en lutte. Sauf qu’à peine arrivé à Notre-Dame-des-Landes j’ai été tellement fasciné, happé par ce qui s’y jouait, que c’est devenu un sujet en soi.
Qu’y avez-vous trouvé de si fascinant ?
Le sentiment d’être vraiment dans un monde autre. On le ressent en permanence, y compris dans la façon dont les relations sociales se nouent entre des personnes radicalement différentes – un punk à chien et un universitaire, par exemple. Et, surtout, dans le fait que les êtres de la nature ne sont pas considérés comme des objets, mais comme des sujets à part entière. Pas besoin pour cela d’être un naturaliste spécialiste des tritons ! Même pour ceux qui n’ont pas d’intérêt particulier pour la nature, le mode de relation le plus spontané avec les non-humains, sur place, est la relation de sujet à sujet. Aucun zadiste n’aurait l’idée, pour justifier la protection d’une mare ou de la forêt, de faire appel à la notion de services écosystémiques – ces services vitaux, objet d’évaluations économiques, que nous procurent la biodiversité et les écosystèmes.
A 34 ans – vous en avez 39 aujourd’hui –, vous êtes parti en Amazonie équatorienne sur les traces de Philippe Descola, expérience que vous relatez dans « Anent. Nouvelles des Indiens jivaros ». Quel enseignement en avez-vous tiré sur notre relation aux autres êtres vivants ?
Les anent sont de petits poèmes, des chants « magiques » transmis de père en fils et de mère en fille, qui permettent d’établir des liens privilégiés avec les plantes, les animaux et les esprits. Chez les Jivaro Achuar, la relation par défaut aux plantes et aux animaux est une relation de sujet à sujet. Cela ne les empêche pas de considérer ponctuellement les autres êtres vivants comme des objets, mais ce n’est pas ce qui structure le groupe. Dans l’Occident moderne, au contraire, c’est la relation de sujet à objet avec les non-humains qui structure les esprits, les normes sociales et les institutions. Sauf en quelques lieux, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et tous les territoires qui s’en prennent au mythe de l’indépendance de la sphère économique.
Que voulez-vous dire ?
Je fais référence à La Grande transformation, le livre-phare de l’économiste hongrois Karl Polanyi [1886-1964] publié en 1944, dans lequel il remet en question l’indépendance des faits économiques. Pour Polanyi, le péché originel de l’utopie libérale du XIXe siècle est d’avoir œuvré à faire de l’activité économique une fin en soi, un système fonctionnant de façon autonome et autorégulatrice. Il s’agit d’un mythe car l’économie ne peut pas être « désencastrée » des relations politiques et sociales. Mais pour maintenir ce mythe – devenu le principal outil de légitimation de nos classes dirigeantes –, le statut d’objet attribué aux non-humains est essentiel. En effet, la sphère économique ne peut être indépendante des faits sociaux que si tout ce qu’elle touche est comptable et interchangeable. Elle ne peut donc tenir compte que des objets, car les sujets ne peuvent être réduits à une valeur marchande. Lorsqu’elle se retrouve face à un sujet non-humain, la sphère économique n’a que deux solutions : soit elle en nie l’existence, soit elle le rend comptable en le transformant en objet.
Quelle conséquence ce rapport de sujet à objet avec la nature a-t-il sur l’action écologique ?
Il la condamne à l’inutilité, voire à la nocivité. Si le statut d’objet des non-humains n’est pas défait, notre relation à la nature ne peut en effet se décliner que sous deux variantes : l’exploitation et la protection – mais une protection pensée à l’occidentale, ce qui est encore une forme d’utilisation. Un parc naturel, par exemple, sera uniquement considéré au prisme des services qu’il nous rend, que ce soit au plan écologique ou par ses fonctions de récréation ou de contemplation. Mais cette logique ne constitue pas une solution à la crise écologique : tant que l’on reste dans cette dichotomie et dans cette relation à la nature objet, toute zone protégée aujourd’hui peut être exploitée demain.
A mes yeux, l’écologie politique doit donc nécessairement remettre en cause cette relation par défaut avec les non-humains et les territoires, ainsi que le mythe de l’indépendance des faits économiques qui la sous-tend.